Texte du catalogue paru en 2022

Le point d’or

Je renoue un matin avec l’atelier d’Alain Sicard, afin d’apprécier l’évolution de son travail. A chaque visite, s’affirment de nouvelles orientations. Mais ce qui me happe ce jour-là, ce sont moins les œuvres, que les rouages qui meuvent une pratique picturale, déclinée sur un grand nombre d’années. Une interrogation sur le comment peindre, à défaut de pouvoir régler la question du pourquoi. Je l’écoute, et très vite, son discours livre une démarche éminemment paradoxale. Alain se reconnaît un savoir-faire, c’est ce qui vient en premier : un geste maîtrisé, intégré. Il évoque aussi une habileté mentale, construite à partir de ce qu’il a vu, observé du travail des autres artistes. Il s’éprend, se nourrit d’influences qu’il fait siennes. Il en résulte une manne profuse, indivise, qui constitue un socle pour son œil. Fort de ces acquis, il manie le pinceau avec aisance, élégance, dans une sphère devenue familière. Et tandis que pointe le risque de s’en tenir à cette image captatrice, flatteuse, que naît la tentation de s’y mirer, s’imposent de façon concomitante une autre nécessité, une autre urgence : un refus catégorique de s’arrêter, de se figer, de se laisser encercler. Une défiance systématique à l’égard de ce qui a été pratiqué, et validé. L’approche de l’absolu en passe par ce mouvement d’insurrection, de perpétuelle remise en question. Peindre relève à chaque fois d’une nouvelle conquête, au prix du vacillement, de l’errance, de la déroute. Alain ne s’accommode jamais du statisme, ne se résout pas à puiser dans un répertoire de formes, un catalogue de gestes éprouvés, qui pourraient le conduire à livrer une même parole. Il ne se laisse pas consumer par le connu, par l’automatisme d’une restitution. Une visée constante : enrichir le lexique, alimenter l’invention, « l’hétérogénéité grammaticale » (1). On sent la force de l’aspiration à la liberté, à la spontanéité, qui rompt les amarres, défait les étaux les plus apprêtés, fait tomber la soi-disant bonne idée de son piédestal. Accueillir ce qui appelle, surprend, dérange ; échappe, déborde. En faire l’objet d’une détermination, d’une résolution. Incorporer ce qui vient d’ailleurs, quand bien même c’est maladroit, ou raté. Sonder à l’infini, trancher, retenir. Le geste déstabilise, descelle, ne laisse pas en paix ; il en devient un acte réussi, un palier ; jamais un accomplissement, ni une consécration.
Alain m’évoque ses séances de travail : revient fréquemment dans sa bouche la mention d’un nombre ou d’un point d’or, assimilé à un point d’orgue. Il accommode le concept à sa guise, le détourne de la surface, des règles de calcul qui régissent l’espace du tableau : il s’agit de ce moment privilégié où tout advient, tout est là. Une acmé dont la perception est plus ou moins consciente, plus ou moins immédiate. Il m’expose le déroulement de la séance. Les formats, les supports se côtoient, se répètent ou varient. Les peintures se succèdent. A peu près six à chaque fois, sans compter toutes celles qui ont été précédemment exhumées, portées, puis recouvertes et effacées, parfois jetées. Une expérience difficile, inhérente à ce cumul des strates : des passages, des substitutions, un brassage de peinture, qui doit s’interrompre au moment opportun. Alain commence souvent par les supports qui vont autoriser la reprise, la biffure du premier jet. Il s’accorde un temps de mise en route, d’échauffement, avant que la peinture ne prenne, ne monte. Il n’aime pas trop cette phase du travail, reconnaît qu’il appelle avec une certaine facilité ce qu’il a déjà identifié, ce qu’il maîtrise ; des réflexes, des habitudes, qui polluent son geste. Une trajectoire régressive, un conditionnement qui contraint à aller à rebours. Il évoque ces premières minutes, où il refait ce qu’il sait faire, cherche à se rassurer, s’appuie sur ce qui le précède.../...